Notre lettre 432 publiée le 25 mars 2014
LE LATIN ET CE QUI VA AVEC
« Je demande que les futurs prêtres, dès le temps du séminaire, soient préparés à comprendre et à célébrer la messe en latin, ainsi qu'à utiliser des textes latins et à utiliser le chant grégorien ; on ne négligera pas la possibilité d'éduquer les fidèles eux-mêmes à la connaissance des prières les plus communes en latin, ainsi qu'au chant en grégorien de certaines parties de la liturgie. »
Benoît XVI, Exhortation apostolique Sacramentum Caritatis, n. 62
Ce samedi 29 mars 2014, la Coordination italienne du Summorum Pontificum (CNSP) organise à Vérone une conférence de Don Roberto Spataro, professeur de littérature chrétienne ancienne à l’Université Salésienne de Rome, sur le thème « Summorum Pontificum et la redécouverte de la liturgie traditionnelle : les raisons de connaître et d’aimer la messe tridentine ».
Si nous nous intéressons à cet événement, c’est parce que Don Spataro, 48 ans, est représentatif de ces prêtres dont la vie sacerdotale a été marquée par le Motu Proprio Summorum Pontificum du 7 juillet 2007. Le lendemain de sa conférence, pour le dimanche de Lætare, Don Spataro célébrera d’ailleurs, pour la première fois publiquement, dans la forme extraordinaire du rite romain.
I – RENCONTRE AVEC DON SPATARO
(Hormis les deux dernières réponses, données en exclusivité à notre édition italienne, les questions de cet entretien et la collecte des réponses sont l’œuvre d’Ilaria Pisa pour le site Campari & de Maistre).
1) Depuis cinquante ans, l’étude du latin dans l’Église, y compris dans les séminaires, semble s’être perdue : d’après vous, quelles sont les raisons de ce désintérêt ? Est-ce le résultat d’un choix organique ?
Don Spataro : Plus que d’un choix organique et programmé, je crois que le désintérêt pour l’étude du latin dans l’Église est le fruit d’une atmosphère culturelle qui a recherché ingénument les res novæ tout en méprisant la tradition. L’Église elle-même n’a pas résisté au dédain pour les studia humanitatis qui s’est répandu au fil des décennies dans la société comme dans le monde de l’éducation.
2) L’abandon quasi complet du latin dans la liturgie, à la suite de la réforme du missel romain opérée par le pape Paul VI, correspond-il bien aux vœux formulés par les pères conciliaires dans la Constitution Sacrosanctum Concilium ?
Don Spataro : Le missel romain de Paul VI est en latin ! Surtout, il convient de rappeler que Sacrosanctum Concilium confirme l’usage du latin dans la liturgie tout en préconisant un usage raisonnable et fructueux des langues vernaculaires à certains moments. Il est évident pour beaucoup que la réforme liturgique qui a fait suite au Concile n’en a pas respecté les prescriptions.
3) Ne trouvez-vous pas que "l’obstacle linguistique", que représente aujourd’hui le latin dans la liturgie, constitue en réalité un encouragement à accomplir ce nécessaire effort mental qui permet au fidèle de se détacher du quotidien pour mieux entrer dans les mystères sacrés ?
Abbé Spataro : En fait, une donnée quasi universelle de la phénoménologie des religions veut que celles-ci reposent sur l’usage d’une langue sacrée, différente de celle pratiquée dans la vie quotidienne, pour mieux saisir que l’on n'est pas dans le registre "ordinaire" mais dans un autre monde, celui du sacré, du divin. Or le latin, en raison de certaines de ses caractéristiques propres, est particulièrement adapté à l’expression des res sacræ.
4) L’abandon du latin n’a-t-il qu’une dimension culturelle ? N’existe-t-il pas aussi un risque qu’il produise, ou ait déjà produit, un affaiblissement de l’unité et de la cohésion de l’Église catholique, dans la mesure où l’unité de langage est signe de l’unité de foi ?
Don Spataro : Vous avez raison. Quand le pape Jean XXIII promulgua la Constitution apostolique Veterum Sapientia sur la valeur du latin, il souligna énergiquement le besoin pour une institution internationale, comme l’Église, de s’appuyer sur une langue transnationale. Le latin, langue immortelle et qui n’appartient à aucun peuple, correspond parfaitement à cette exigence.
La perte de l’usage actif du latin a rendu plus difficile les communications entre les épiscopats locaux et le Saint-Siège. En outre, la connaissance du latin permet, en premier lieu aux prêtres, d’entrer dans une sorte de communion « diachronique » avec les documents de la foi des siècles passés, des documents qui ont formulé la foi de l’Église, œuvres souvent de saints et d’insignes docteurs, expression de l’authentique sensus fidelium. Oui, sans le latin, on peut bien dire qu’il y a un risque d’ecclésiologie faible, fragmentée, privée de lien avec la Tradition.
5) La plupart des grands théologiens de l’Église ont composé leurs œuvres en latin : l’abandon du latin dans le champ de la théologie peut-il avoir des répercussions sur le plan doctrinal, dans le sens où le recours à des termes impropres et privés d’univocité favorise l’usage de concepts défaillants et de catégories imprécises pouvant entraîner des incompréhensions graves des textes de la tradition théologique de l’Église ?
Abbé Spataro : Je crois que le latin est une langue très concise qui porte à ne pas être prolixe ; or la prolixité est un défaut qui touche de nombreuses publications théologiques contemporaines. Le latin éduque, en outre, à la précision dans l’expression de la pensée. Par ses qualités de sobriété et de précision, le latin évite bien des conflits dans l’interprétation des textes.
6) Le 30 mars, pour le dimanche de Lætare, vous célébrerez à Vérone dans la forme extraordinaire du rite romain que de nombreuses personnes appellent encore la « messe en latin ». Pouvez-vous nous dire quand vous l’avez découverte et ce qui vous a porté à la célébrer ?
Don Spataro : Depuis ma jeunesse, j’ai été intrigué par l’histoire de la Fraternité Saint-Pie X. L’amour de cette communauté pour l’ancienne messe me frappait. Au lendemain du Motu Proprio Summorum Pontificum, j’ai approfondi le sujet et compris la richesse doctrinale de ce rite.
En 2010, alors que je vivais à Jérusalem, une communauté religieuse féminine m’a invité à célébrer la Sainte Messe de saint Pie V. Depuis, à chaque fois que s’en présente l’occasion, je célèbre avec joie avec le missel de 1962, qui est un trésor de théologie authentique et de profonde spiritualité. Cela m’aide à devenir meilleur et Dieu sait si j’en ai besoin ! En outre et surtout, elle constitue un aliment très solide pour augmenter l’action de la grâce dans la vie des fidèles. N’est-ce pas là l’action pastorale fondamentale à laquelle nous sommes appelés ?
7) Comme enseignant de latin et prêtre qui célèbre in utroque usu, quel conseil donneriez-vous aux prêtres et aux fidèles qui se sentent attirés par la liturgie traditionnelle, en raison de sa plus grande sacralité et de la centralité du mystère eucharistique, mais qui se sentent freinés par leur ignorance du latin ?
Don Spataro : Tout d’abord, je voudrais souligner que l’usage du latin est l’un des éléments essentiels du rite tridentin qui, en mettant l’accent sur la sainteté de l’action liturgique, valorise l’emploi d’un langage sacré comme nous venons de le voir. Si je dois donner un conseil, je distinguerais les fidèles des prêtres.
Aux fidèles qui n’ont pas le temps d’étudier le latin, je recommanderais d’utiliser systématiquement les missels bilingues, ce que beaucoup font. Au fur et à mesure, grâce à la confrontation entre le texte latin et celui dans leur propre langue, et à un peu de catéchèse liturgique, ils seront en mesure d’apprécier la langue de l’Ordo Missæ.
En revanche, j’inviterais fortement les prêtres à étudier le latin, non seulement pour célébrer digne et competenter, mais aussi pour mieux s’imprégner de toute la tradition théologique et spirituelle exprimée en langue latine, dont la messe tridentine est le fruit excellent. Avec la permission de leurs ordinaires, ils pourraient se consacrer à l’étude du latin pour une période de mise à niveau : avec une méthode appropriée et des professeurs compétents, six mois sont suffisants pour obtenir des résultats plus que satisfaisants.
II – LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE
1) Voulu par Jean XXIII, l’Institut pontifical supérieur de latinité, où enseigne l'abbé Spataro, est un peu à l’étude du latin ce que le Biblicum est à l’étude de l’Écriture. Qu’un professeur de cette université s’exprime aussi librement sur la valeur qu’il attache à la liturgie traditionnelle est la preuve que les fruits du Motu Proprio de Benoît XVI continuent à se manifester.
2) D’un Motu Proprio à l’autre : fin 2012, par le Motu Proprio Latina Lingua instituant l’Académie pontificale de latinité, Benoît XVI accomplissait un nouvel acte, discret mais fort, de son pontificat. Même si aujourd’hui le travail de cette académie est encore embryonnaire, il n’est pas anodin que Benoît XVI ait choisi d’y nommer précisément Don Spataro comme Secrétaire. Comme en témoigne l’entretien que nous publions cette semaine, l’abbé Spataro est en grande syntonie avec notre précédent Pape. En 2012, alors qu’il avait été invité à tenir une chronique en latin dans les colonnes d’Avvenire, le quotidien de la Conférence épiscopale italienne, Don Spataro avait choisi de l’inaugurer par un texte plaidant pour l’émergence de minorités créatives en Europe, mues par les principes de la philosophie grecque, de la morale catholique et du droit romain. Gageons que cette colonne, intitulée Quid opus est gentibus Europae ? Paucis sed optimis hominibus (« De quoi ont besoin les peuples d'Europe ? De quelques hommes seulement, mais d’hommes excellents ») n’avait pas échappé à l’œil de Benoît XVI.
3) On constate par ailleurs que les langues liturgiques proprement dites utilisées aujourd’hui sont généralement des langues anciennes, celles existant à l’époque de la rédaction des grands textes sacrés : pour la liturgie latine, jusqu’à la dernière réforme, le latin de saint Léon et saint Grégoire ; pour la liturgie byzantine, le grec patristique de saint Jean Chrysostome, le slavon ancien ; chez les Coptes, le dialecte bohaïrique fixé au IXe siècle ; dans la liturgie arménienne, l’arménien classique, etc. Cela est même vrai pour une partie des liturgies protestantes et anglicanes : usage chez les Luthériens allemands de l’allemand de Luther ; chez les Anglicans, de la version anglaise du roi Jacques – très contestée, il est vrai, à l’heure actuelle – qui garde la qualité de l’anglais de Shakespeare.
4) Le latin n’exprime-t-il pas que l’Église est supranationale ? On peut rappeler ce que prônait le pape Benoît XVI : « Pour mieux exprimer l'unité et l'universalité de l'Église, je voudrais recommander ce qui a été suggéré par le Synode des Évêques, en harmonie avec les directives du Concile Vatican II (Sacrosanctum Concilium, nn. 36 et 54) : excepté les lectures, l'homélie et la prière des fidèles, il est bon que ces célébrations [les célébrations qui ont lieu durant des rencontres internationales] soient en langue latine ; et donc que soient récitées en latin les prières les plus connues de la Tradition de l'Église et, éventuellement, que soient exécutés des pièces de chant grégorien ».
5) L’entretien avec Don Spataro ne fait pas l’impasse sur le fait que, pour certains prêtres comme pour certains fidèles, le latin puisse apparaître comme un "obstacle". Déjà, dans notre lettre 382, nous apportions une réponse à cette question en traduisant une réflexion publiée par l’hebdomadaire des Franciscains de l’Immaculée (prions pour eux !) : « L’une des objections les plus fréquentes à la diffusion de la liturgie en latin est la faible connaissance de la langue latine parmi les fidèles comme parmi le clergé. Toutefois, si l’on comprend qu’il y a dans la liturgie une communication qui dépasse le langage et fait appel au sens du sacré des participants, cette objection tombe facilement. La liturgie est en effet le lieu de communication du surnaturel, de notre rencontre avec le Christ souffrant à travers l’Immaculée. C’est un rendez-vous avec les anges gardiens et les saints. Un rendez-vous au Paradis. Plus que d’être latiniste, ce qui compte pour participer à la liturgie traditionnelle, c’est la disposition de notre âme à se sanctifier ». Ajoutons, cum grano salis, que bien des jeunes fredonnent des chansons en anglais sans rien y comprendre : à la messe, au moins, les fidèles ont la possibilité de suivre la traduction française sur leur missel !
6) D’ailleurs, l’abbé Spataro confie souvent que le latin attire encore beaucoup d’étudiants... en Chine ! Mais c’est également vrai aux États-Unis et en Allemagne. Cependant, nous savons bien qu’en France comme en Espagne ou en Italie, la part du latin dans l’enseignement général est toujours plus résiduelle. Il faut être très lucide sur ce point : toute restauration liturgique va être confrontée à ce redoutable problème culturel. Beaucoup de fidèles et même un très grand nombre de prêtres, même s’ils ont la meilleure volonté « restauratrice » du monde, n’ont non seulement plus aucun usage de la célébration latine et du plain-chant, mais sont aussi privés des bases mêmes de la langue de Virgile. S’il est donc nécessaire de prévoir des aménagements paroissiaux et cela par étapes, pour que le latin redevienne effectivement ce qu’il est, la langue de l’Église latine, il faudrait d’abord que son enseignement dans les séminaires soit suffisamment conséquent pour rattraper le retard initial des futurs prêtres. Ce qui n’est malheureusement pas le cas...