Notre lettre 536 publiée le 30 mars 2016
LES DEUX FORMES DE LA LITURGIE ROMAINE VUES PAR UN JEUNE METTEUR EN SCÈNE
Luigi Martinelli est un jeune metteur en scène de théâtre italien. Né en 1987, il a obtenu en 2011 un master en Sciences et techniques des arts et du théâtre grâce à un mémoire intitulé Les formes du sacré : la performance dans le rite romain. En 2014, ce mémoire est devenu un livre « Le forme del sacro. La performance nel rito romano » (Cavinato Editor, Brescia, 2015), préfacé par don Nicola Bux, qui fera l’objet d’une conférence à l’issue d’une messe célébrée selon la forme extraordinaire du rite romain, ce 31 mars 2016, à Brescia, la ville de Paul VI...Pour l'occasion, la revue catholique italienne Tempi a publié un intéressant, mais parfois un peu jargonnant, entretien avec Luigi Martinelli dont nous sommes heureux de vous présenter les meilleurs passages. L’idée – tout à fait iconoclaste – du metteur en scène est de comparer « l’efficacité » des deux formes du rite romain à partir du concept de « performance » élaboré par l’anthropologue britannique Victor Turner en collaboration avec le metteur en scène d’avant-garde américain Richard Schechner. Confronté à l’émergence du cinéma puis de la télévision, le théâtre a en effet fait face au XXe siècle à une révolution qui n’a rien à envier à la révolution liturgique !
I – Extraits de l’entretien donné par Luigi Martinelli pour Tempi
(Propos recueillis par Valerio Pece, 12 mars 2016)
Tempi : Luigi Martinelli, vous traitez le thème de la liturgie d’un point de vue absolument inhabituel : celui de la performance théâtrale. Où se situe la rencontre entre une activité profane comme le théâtre et une activité sacrée comme la liturgie ?
Luigi Martinelli : Je me rends compte que les références théâtrales peuvent paraître bizarres quand on parle de liturgie. Toutefois, il faut rappeler que, historiquement, le théâtre naît et se développe précisément à l’intérieur de la tradition rituelle religieuse, raison pour laquelle les mécanismes qui meuvent l’action théâtrale et ceux qui meuvent l’action rituelle sont à de nombreux égards identiques. Quand, dans le livre, je parle de théâtre, je ne l’envisage pas en termes professionnels, bourgeois ou spectaculaires mais comme une activité de représentation primordiale qui a besoin, pour sa mise en œuvre, d’un usage déterminé du corps, d’une discipline du geste, du mouvement et de l’action, d’un art du faire et du dire, autant d’éléments qui sont également requis par un rite. C’est d’ailleurs sur ces points que le monde du rite et celui du théâtre peuvent être rapprochés et comparés.
[…]
Tempi : Après avoir mis en évidence aussi bien les forces que les faiblesses de l’une comme l’autre forme du rite romain, vous vous arrêtez longuement sur la forme extraordinaire du rite romain que vous indiquez comme l’exemple à suivre. Mais que peut communiquer à l’homme contemporain un rite aussi ancien que le Vetus Ordo Missæ ?
Luigi Martinelli : Si je m’arrête sur la liturgie romaine traditionnelle, c’est bien parce que la performance corporelle et sensorielle y tient un rôle fondamental. Celle-ci communique efficacement à l’homme l’essence du contenu de la foi qui est célébrée. Elle manifeste le sens du sacré en faisant appel à la sensibilité physique de l’homme par des sollicitations extérieures aussi efficaces que la distribution intelligente du silence « actif » aux moments clés du rite ; l’importance accordée à une certaine typologie de chant, le grégorien, et à la seule musique de l’orgue pour accompagner le recueillement ; la parole vivante de la langue sacrée qui émancipe les mots de l’urgence de devoir signifier en remettant à l’honneur la valeur de la vocalité ; l’importance réservée aux actions, aux gestes, aux postures ; l’orientation dans l’espace et la verticalité. Tout est construit autour d’éléments performants susceptibles de générer réalité et expérience. Le rite romain traditionnel est un agrégat d’éléments rituels « ésotériques », dans la mesure où ils ne s’adressent pas prioritairement à notre sphère rationnelle mais à notre perception sensible qui transcende notre raison humaine. Il ne s’agit pas d’une simple liturgie de mots, conceptuelle, pas plus qu’il ne s’agit d’une commémoration ou d’une observation distante pour satisfaire ses préférences esthétiques, mais d’une expérience concrète de la réalité, une liturgie qui interpelle nos sens en engageant d’un même coup notre corps, notre esprit, notre âme dans la célébration des Saints Mystères.
Tempi : Pourquoi, selon vous, la forme ordinaire du rite romain ne parvient-elle pas à exprimer pleinement le sens du sacré ?
Luigi Martinelli : La réforme liturgique a porté quasi exclusivement sur le legomenon : les mots, les textes, les traductions, les simplifications linguistiques et sémantiques, dans le but d’éduquer et d’instruire les consciences des fidèles en favorisant leur compréhension intellectuelle du rite. La logique suivie est éminemment moderne. C’est celle de la dévaluation du rituel, qui consiste à détourner l’attention de sa puissance émotive vers sa signification, dans l’illusion que comprendre le rite c’est le vivre. Cette dérive rationaliste et logocentrique de la liturgie a restreint l’importance du corps et de la corporéité, comme la valeur des sens et de la sensibilité, dans l’action de communiquer et d’exprimer. En fait, la forme ordinaire se caractérise par son usage de la langue commune qui a créé un espace pour la verbosité ; par sa réduction du silence ; par sa limitation de la performance physique, de la formalité et de la répétitivité des gestes ; par l’émergence de la communauté comme sujet de la célébration, phénomène favorisé par le recours abondant au chant communautaire ; par un agencement différent de l’espace pour faciliter la conversation horizontale des humains. Ainsi, d’une liturgie du corps, on est passé à une liturgie de la tête. De fait, dans la forme ordinaire, les textes récités ou proclamés sont prédominants au détriment de la performance corporelle, de la puissance de l’action, du geste, du mouvement, du son, en d’autres termes, la re-présentation performantielle a été mise de côté. L’ensemble de ces facteurs a conduit à la prédominance du contenu sur la forme, avec pour conséquence l’affaiblissement de la liturgie et la perte du sens du sacré qui en découle.
Tempi : S’il est vrai que « ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste » comme l’écrivait Benoît XVI dans sa lettre aux évêques accompagnant Summorum Pontificum, ne vous semble-t-il pas toutefois que la cohabitation des deux formes du rite romain puisse aujourd’hui diviser davantage une communauté catholique déjà à bien des égards si disparate et composite ?
Luigi Martinelli : Selon moi ce risque n’existe pas. Comme tant de fidèles, je fréquente aussi bien l’une que l’autre forme. Je pense au contraire qu’une plus grande diffusion du biformalisme rituel représenterait une richesse spirituelle. La présence de la forme extraordinaire aux côtés de la forme ordinaire peut se révéler très positive pour cette dernière. Il est souhaitable de poursuivre sur la voie du rapprochement et de l’enrichissement par osmose du nouveau rite avec l’ancien, en récupérant tous ces éléments rituels traditionnels qui permettront à la liturgie postconciliaire de mieux s’affirmer comme expérience tangible de foi et de rencontre sensible avec Dieu.
II – Les réflexions de Paix liturgique
1/ Le rappel par Luigi Martinelli de l’origine religieuse du théâtre est importante. On sait, en effet, que le théâtre grec est né dans un contexte de fêtes religieuses, et surtout que le théâtre occidental est né du drame liturgique médiéval. Durant l’Octave de Pâques dans lequel nous sommes, on chante la séquence Victimæ pascalis laudes. Elle contient un écho de la première œuvre théâtrale connue du Moyen Age, la Visite au sépulcre (Xème ou XIème siècle), avec ce dialogue entre acteurs du drame liturgique :
– Le chœur : Dic nobis Maria, quid vidisti in via, Dis-nous, Marie-Madeleine, qu’as-tu vu en chemin ?
–Marie-Madeleine : Sepulcrum Christi viventis, et gloriam resurgentis, Le tombeau du Christ vivant, et sa gloire de ressuscité !
De manière tout à fait symptomatique, Jean-Yves Hameline, qui fut professeur d’anthropologie et de sociologie du Culte et des Rites à l’Institut Catholique de Paris, déniait à la liturgie son caractère théâtral, en raison du fait que le fidèle n’est pas « spectateur », comme au théâtre, mais « acteur » du rite (« La scène liturgique », entretien dans Les Cahiers de Médiologie, 1996/1, Gallimard). Mais toute la question est de savoir ce que l’on met sous le mot de participation. En réalité le spectateur de théâtre, présent corporellement à l’action théâtrale, participe grandement. C’est au fond la grande différence avec le cinéma et la télévision. De même le fidèle participe d’autant plus que la liturgie à laquelle il assiste le touche sensiblement. La vérité est que J.-Y Hameline a pour référence concrète la liturgie nouvelle, où l’on a fait du thème de la participation des fidèles une utilisation biaisée et subversive, à la manière de celle des militants d’une assemblée politique ou syndicale : cette participation d’un type nouveau a fait exploser le caractère rituel du culte divin, qui est largement devenu un lieu de libre improvisation.
2/ Dans la liturgie romaine traditionnelle, au contraire, dit Martinelli, « la performance corporelle et sensorielle tient un rôle fondamental ». Elle communique à l’homme « l’essence du contenu de la foi qui est célébrée ». L'homme de théâtre fait allusion à l’adage lex orandi, lex credendi, en précisant qu’une liturgie digne de ce nom, avec sa puissance corporelle et sensible, contribue à infuser la foi dans l’âme du pratiquant (à la manière de la grâce sacramentelle qui est « produite » par le signe sacramentel corporel). Luigi Martinelli rejoint les réflexions de Marc Levatois, dans L’espace du sacré. Géographie intérieure du culte catholique (Éditions de L’Homme nouveau, 2012), qui rappelle que la foi est du côté de l’intelligence, et la liturgie du côté du faire et de l’agir. Le rituel traditionnel, fondé sur l’attitude corporelle (qui, écrit M. Levatois, est toujours, en définitive, une prosternation devant le Dieu transcendant), engage « sensoriellement » l’homme vers la foi. « Prenez de l’eau bénite et faites dire des messes, dit à peu près Pascal au libertin qu’il veut convertir, et cela vous inclinera vers la foi ».
3/ Comme le relève Luigi Martinelli, le rite romain traditionnel est un ensemble d’éléments rituels « qui ne s’adressent pas prioritairement à notre sphère rationnelle mais à notre perception sensible qui transcende notre raison humaine ». Le culte divin relève d’un mode connaissance qui, tout en s’appuyant sur le catéchisme et la théologie, donne, « une expérience concrète de la réalité » divine. La liturgie, en effet, doit exprimer l’inexprimable du surnaturel, et elle le fait en quelque manière comme l’expérience mystique, qui se traduit à l’aide de métaphores poétiques et sensibles. L’élévation de l’hostie et du calice au milieu des torches et des nuées d’encens, s’appuie sur (et se justifie par) ce que la théologie nous dit de la transsubstantiation, mais en outre, elle nous plonge pour ainsi dire sensiblement dans le mystère, directement, sans aucune parole, aucun concept.
4/ Or justement, dit toujours le jeune metteur en scène, la réforme de Paul VI a voulu faire exactement l’inverse. « La réforme liturgique a porté quasi exclusivement sur le legomenon : les mots, les textes, les traductions, les simplifications linguistiques et sémantiques, dans le but d’éduquer et d’instruire les consciences des fidèles en favorisant leur compréhension intellectuelle du rite ». Liturgie fabriquée par des professeurs, elle a voulu remplacer la richissime symbolique contenue dans les rites antiques, par une espèce d’explication rationnelle au tableau de la classe, les paroles, monitions, explicitations verbeuses, évacuant la force du signe sacré. On est dans une logique toute moderne, « celle de la dévaluation du rituel, qui consiste à détourner l’attention de sa puissance émotive vers sa signification, dans l’illusion que comprendre le rite c’est le vivre ». En se donnant en outre le ridicule d’inventer des symboles modernes, comme le décrit Arnaud Join-Lambert, dans Les liturgies des synodes diocésains français (Cerf, 2004), tel le lâcher de ballons et de pigeons : « Comme ces ballons sont entraînés aux quatre vents, comme ces pigeons voyageurs ne s’en reviennent à la maison qu’après avoir délivré leur message, ainsi, partons maintenant » (Synode diocésain de Nanterre), ou encore la soufflerie qui gonfle des voiles à l’offertoire pour signifier, le souffle de l’Esprit, etc. En abandonnant le latin pour la langue commune, en réduisant le silence, on « a créé un espace pour la verbosité ». En plaçant l’autel près du peuple, voire carrément au milieu de l’assemblée, et toujours tourné vers « les gens », on perturbe la prière qui s’élève vers Dieu comme l’encens, par le bavardage de « la conversation horizontale des humains ».
5/ Dans l’entretien, « La forme extraordinaire, un trésor pour toute l’Église », donné à l’abbé Barthe pour son livre La Sainte Eucharistie, sacrement de l’amour divin (aux éditions Via Romana, voir nos lettres 499 et 534), le cardinal Burke expliquait qu'en : « permettant de retrouver la forme de la sainte liturgie qui avait existé dans l’Église romaine durant un millénaire et demi, le pape Benoît XVI apportait la possibilité de procéder à la correction des abus et aussi une référence pour apporter un nécessaire enrichissement à la forme ordinaire ».
Au terme de sa comparaison entre les deux formes du rite romain, c’est à cette même conclusion qu’arrive Merinelli : « Il est souhaitable de poursuivre sur la voie du rapprochement et de l’enrichissement par osmose du nouveau rite avec l’ancien, en récupérant tous ces éléments rituels traditionnels qui permettront à la liturgie postconciliaire de mieux s’affirmer comme expérience tangible de foi et de rencontre sensible avec Dieu ».
La forme extraordinaire comme bouée de sauvetage de la forme ordinaire : encore faut-il s'y agripper...