Notre lettre 543 publiée le 25 mai 2016
L'EXTRAORDINAIRE ATTRAIT DU MYSTÈRE
Au lendemain du concile Vatican II, de nombreux artistes, catholiques ou non – d’Agatha Christie à Étienne Gilson et de Yehudi Menuhin à Jorge Luis Borges –, ont exprimé publiquement leur attachement à la liturgie traditionnelle de l’Église en raison de l’inégalable patrimoine culturel et spirituel que celle-ci représente. En 2016, un journaliste féru de musique du très peu catholique quotidien espagnol El País, vient de publier un témoignage similaire à la suite d’une expérience liturgique qu’il vient de faire en ce dimanche de Pentecôte 2016 dans une église de Salzbourg. Voici ce témoignage, suivi de nos commentaires.I - LE MYSTÈRE DU LATIN
Article de Rubén Amón pour El País, 16 mai 2016
Les cloches ont sonné et je suis allé à la messe hier [en l’église Saint-Sébastien de Salzbourg, où officie la Fraternité Saint-Pierre, NDLR]. J’ai assisté à la liturgie de 9h30 non pas par foi ou par habitude, ni même pour implorer la guérison de mes maux de gorge, mais parce que le rite s’annonçait comme un événement culturel.
Et ce fut le cas. Non pas en raison de l’éducation musicale des habitants de Salzbourg ou de la compétence de l’organiste. Pas plus pour la sensibilité de la chorale amateur ou pour la voix de ténor héroïque de l’interprète du Pater [sans doute le Credo ou le Sanctus, NDLR]. Mais parce qu’il s’agissait d’un rite en latin, célébré dos au peuple et selon les critères préconciliaires.
La liturgie conditionne l’ordre spirituel. La langue morte y acquiert l’élan de la résurrection. Et rend ridicules les raisons pratiques avancées en Espagne pour justifier la suppression du latin et du grec des programmes pédagogiques. Je ne conteste pas l’utilité du chinois. Je regrette seulement la dilapidation de notre patrimoine culturel.
Il est dommageable que l’on ait touché à la résonance métaphysique du latin et que la liturgie ait été profanée au nom des contingences paroissiales. On s’est d’autant plus éloigné du mystère qu’on a voulu s’approcher de la célébration. On a dépouillé la messe de sa projection transcendantale, de son essence mystérieuse, sans parler de la dégénérescence du patrimoine musical ecclésiastique, jusqu’à corrompre la foi des cœurs les mieux disposés.
Je parle du point de vue d’un agnostique qui, n’ayant pas de convictions profondes, accepte la foi comme un placebo au nom de l’esthétique. Thomas Mann l’a écrit dans La mort à Venise : « La Beauté – écrit avec une majuscule – est le chemin qui porte l’homme sensible vers l’esprit. »
Il ne s’agit pas de comprendre la messe mais de vivre le mystère. Et de profiter du courant des langues anciennes pour atteindre la terre promise comme le pape Ratzinger a voulu le prouver quand il a rétabli la messe tridentine. Ce que ses détracteurs ont mal compris. Ils pensaient que Benoît XVI voulait restaurer l’ancien régime mais ignoraient que l’opéra préféré du pape allemand est le Don Giovanni de Mozart.
II – LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE
1) Dans notre lettre 432, don Roberto Spataro, latiniste de l’université salésienne à Rome, nous précisait l’importance liturgique du latin : « une donnée quasi universelle de la phénoménologie des religions veut que celles-ci reposent sur l’usage d’une langue sacrée, différente de celle pratiquée dans la vie quotidienne pour mieux saisir que l’on n’est pas dans le registre "ordinaire" mais dans un autre monde, celui du sacré, du divin. Or le latin, en raison de certaines de ses caractéristiques propres, est particulièrement adapté à l’expression des res sacræ ». N’est-ce pas exactement ce qu’exprime le témoignage du journaliste espagnol ?
2) Imagine-t-on un chroniqueur de Libération s’émerveiller devant la dignité, la majesté et le mystère de la célébration de la messe dans sa forme extraordinaire ? Difficilement. C’est pourtant ce que fait Rubén Amón, journaliste du premier quotidien espagnol, longtemps porte-voix du PS local. Il est vrai que Rubén Amón est un esprit libre. Qui plus est, c’est un excellent aficionado a los toros, ce qui aujourd’hui, dans l’Espagne envahie par le football et les Macdo, est en train de devenir un marqueur de traditionalisme culturel. En tout cas, le fait est d’autant plus intéressant que l’Espagne connaît depuis quelques années un inquiétant renouveau anticatholique alimenté par les lobbies homosexuel et philo-musulman : campagne pour la cession de la cathédrale de Cordoue à l’islam, profanation de lieux de culte ou de dévotion populaire, promotion d’installations artistiques blasphématoires, etc.
3) Nous avons eu occasion de dire que les langues liturgiques utilisées aujourd’hui sont généralement des langues anciennes : pour la liturgie latine, le latin de saint Grégoire ; pour la liturgie byzantine, le grec patristique de saint Jean Chrysostome, ou le slavon ancien ; pour la liturgie arménienne, l’arménien classique, etc. Et cela est vrai aussi pour une partie des liturgies protestantes : allemand de Luther chez les Luthériens ; textes bibliques de la version anglaise du roi Jacques chez les Anglicans. Il faut d’ailleurs observer que la disparition de la langue religieuse de l’Église latine correspond à l’éclatement de la mémoire catéchétique. La liturgie de Bugnini qui a fait exploser l’unité de la latinité liturgique et parle toutes les langues modernes de la terre, fait penser à la punition dont Dieu a frappé les bâtisseurs de Babel, divisés par les langues.
4) Lors d’un des congrès Summorum Pontificum, celui tenu en 2011 à l’Université Angéliqu à Rome, Roberto De Mattei avait développé ce thème : la langue latine est vraiment constitutive de la liturgie romaine elle-même, en vertu d’une nécessité déterminée par l’histoire, de même que la Ville de Rome est devenue le Siège de Pierre et de ses successeurs. La disparition presque totale du latin dans le rite romain a participé du mouvement de profanation de la liturgie, au sens étymologique du terme : une entrée massive du profane moderne dans le culte divin, par lequel on a voulu mettre le sacré de plain-pied avec la vie de tous les jours, pétrie de modernité.
5) « Il ne s’agit pas de comprendre la messe mais de vivre le mystère » : Rubén Amón veut dire que, dans ce domaine du sacré, la « compréhension » dépasse infiniment celle des mots et que la distanciation – rituelle, linguistique, esthétique – permet de comprendre d'autant mieux… que l’on ne comprend rien ! Qui, en effet, comprend le mieux le mystère de la transsubstantiation ? Celui qui entend et voit le prêtre dire « ceci est mon Corps » face à lui, avant de toucher de ses mains l’hostie en communiant ou celui qui assiste à la consécration célébrée dans la langue sacrée sur un autel face à Dieu, au milieu des nuages d’encens et des sonneries de cloches, et qui recevra l’hostie à genoux et sur les lèvres ? Il nous faut méditer cette phrase simple, directe et lumineuse, d’un homme qui se décrit lui-même comme « agnostique ». Oui, la messe est avant tout ce mystère tremendum et fascinans dont on s’approche d’autant mieux qu’on accepte d’être incapable de le comprendre comme l'expliquait fort bien le romancier allemand, Martin Mosebach, dans son livre La liturgie et son ennemie, l'hérésie de l'informe (éditions Hora Decima, 2005).