Notre lettre 744 publiée le 4 mai 2020
ENQUÊTE ROMAINE SUR LA MESSE TRADITIONNELLE
Beaucoup de bruit.
La Congrégation pour la Doctrine de la Foi, qui est désormais en charge directe du motu proprio Summorum Pontificum, et dont une section accomplit désormais les charges qui relevaient de la Commission Ecclesia Dei, a adressé à tous les présidents des Conférences épiscopales du monde une lettre datée du 7 mars 2020, signée du cardinal Ladaria, Préfet de la Congrégation (et qui était déjà auparavant Président de la Commission Ecclesia Dei, en vertu de la restructuration voulue par Benoît XVI), à transmettre à tous les évêques du monde. Ceux-ci auront à répondre à une enquête en 9 questions sur l’application du motu proprio Summorum Pontificum dans leurs diocèses. La CEF vient de la communiquer aux évêques, le 30 avril 2020.
Cette lettre a été rendue publique par le site américain Rorate Cœli le 24 avril 2020 ( https://rorate-caeli.blogspot.com/2020/04/breaking-important-summorum-under.html ). Elle a sur-le-champ enflammé l’ensemble du monde traditionnel sur tous les continents, monde il faut le dire facilement inflammable, qui y a vu immédiatement une menace pour Summorum Pontificum.
Paix liturgique, qui n’est pas née de la dernière pluie postconciliaire, est bien sûr toujours d’une prudente circonspection vis-à-vis de toute atteinte possible aux « droits acquis » de la messe traditionnelle. Cependant, elle estime que cette enquête – surprenante, il est vrai – doit être considérée tout autrement.
Quelle est l’origine de cette enquête ?
C’est une plaisanterie classique de dire que le secret « absolu » qui couvre théoriquement les choses de la Curie est celui de Polichinelle. Sauf quand une affaire est traitée par un nombre étroit de personnes, ce qui a manifestement été le cas ici, puisque les simples « officiers » de la section en charge de Summorum Pontificum n’ont pas eu à en connaître.
En outre, un grand nombre de décisions des Congrégations sur des points sensibles sont inspirées par des directives plus ou moins précises de la Secrétairerie d’Etat, comme par exemple l’étrange décret que s’est cru obligé de signer le cardinal Sarah, le 25 mars 2020, qui ordonnait que, dans tous les pays touchés par le Coronavirus, les cérémonies de la Semaine Sainte devaient être célébrées sans la présence du peuple. Mais la lettre du cardinal Ladaria ne semble pas répondre à une demande de la Terza Loggia (l’étage de la Secrétairerie d’Etat dans le palais apostolique) : elle accèderait à un désir de Santa Marta, autrement dit du Pape.
Il faut à ce propos se souvenir des réactions qu’ont provoquées les deux décrets, préparés ceux-là par les officiers de la section de la CDF en charge de Summorum Pontificum, visant à permettre un certain « enrichissement » de la forme traditionnelle (7 nouvelles préface ad libitum, et possibilité, également ad libitum, de fêter d’autres saints, notamment des saints nouvellement canonisés), avaient été approuvés par le Pape le 5 décembre 2019, ont été datés du 22 février 2020 et ont été rendus publics le 19 février 2020. Ces décrets, que nous analyserons plus tard, ont entraîné (nous en avons parlé dans notre Lettre 740, du 8 avril 2020), une levée de boucliers de la part des opposants les plus déterminés à la liturgie traditionnelle. Ceux-ci, à la tête desquels, le professeur Andrea Grillo, qui enseigne à l’Université Pontificale Saint-Anselme, en ont profité pour lancer une pétition d’une extrême virulence, du 1er avril 2020, demandant que cette liturgie cesse d’avoir un statut d’exception et qu’elle soit pleinement soumise aux évêques diocésains, d’une part, et la Congrégation pour le Culte divin, d’autre part. En clair, ils demandaient une fois de plus qu’elle soit asservie aux évêques, puis anéantie. Cette attaque a été fort mal prise par le cardinal Ladaria, qui a demandé une réponse juridique argumentée de Mgr Markus Graulich, Sous-Secrétaire du Conseil Pontifical pour les Textes Législatifs ( https://www.riposte-catholique.fr/archives/155420 ).
Il va de soi que ce groupe de pression, qui compte des amis très hauts placés, s’est fait entendre auprès du Pape. Celui-ci, c’est bien connu, n’a jamais manifesté d’intérêt particulier pour la messe traditionnelle, ni pour l’approuver, ni pour la haïr. Quand il est arrivé à Rome, elle était pour lui un phénomène très marginal, qui ne prenait quelque consistance que lorsqu’il était lié à la FSSPX, à laquelle, en revanche, il accorde, pour des raisons complexes, un intérêt « politique » évident. Il a eu, à quelques reprises, l’occasion de dire que le rite ancien, auquel Benoît XVI avait selon lui porté trop d’attention, était cultivé par quelques vieux nostalgiques et qu’il fallait le laisser mourir de sa belle mort sans s’en inquiéter. Mais il faut remarquer que ces jugements à l’emporte-pièce ont été prononcés à l’occasion de visites ad limina d’évêques qui se plaignaient du « trouble » que causaient les célébrations à l’ancienne dans leurs diocèses. Et remarquer aussi qu’à chaque fois, le Pontife a répondu en substance : on ne touche pas à Summorum Pontificum (par exemple, aux évêques des Pouilles, en mai 2013).
On sait aussi qu’un groupe important d’évêques italiens est extrêmement hostile au développement de cette liturgie, à la différence des évêques français, anglais, américains, entre autres, qui ont fait « la part du feu », et qui, sans sympathie particulière pour la forme traditionnelle, ont fini par s’accommoder de son existence. Est-il besoin de dire que ces prélats italiens, qui pourchassent la liturgie tridentine, ne perdent pas une occasion de faire entendre leurs récriminations auprès du Pontife et de ses proches.
Si bien que, le Pape François a fini par se rendre compte que cette liturgie marginale existait réellement, puisqu’elle provoquait autant d’irritations exaspérées. Ce qui, somme toute, n’est pas pour lui déplaire. Dans sa manière de gouverner, il tient à ce que ceux qui pensent être le plus proche de lui ne s’imaginent pas installés dans une situation idéologique tranquille. Ainsi, les faveurs accordées à la FSSPX et le statut conservé à la forme extraordinaire sont là pour le leur rappeler.
Mais lui-même ou son secrétariat personnel a pensé qu’il serait bon d’avoir des renseignements exhaustifs sur cette messe traditionnelle qui provoque tant de rage, et sur sa perception réelle, non par quelques évêques, mais par tous les évêques du monde. Et puis, quand on veut faire « reposer » une question difficile, on nomme une commission et on déclenche un processus administratif d’enquête. Ce lieu commun est attribué en Argentine à Perón : « Si tu veux faire traîner éternellement une affaire, nomme une commission d’enquête » or n’oublions pas que le pape François est argentin…. L’enquête donne désormais la possibilité de répondre aux plaignants qu’on s’occupe de la question pour voir de quoi il retourne. Cependant, selon une tradition bien curiale, la lettre du cardinal Ladaria est datée du 7 mars, antérieurement à la pétition de Grillo, pour ne pas donner l’impression que l’une a provoqué l’autre.
On s’en occupe, mais sans une presse excessive. La lettre du cardinal Ladaria demande que les réponses des évêques – dans la mesure où ils prendront la peine de répondre – doivent arriver avant le 31 juillet. C’est-à-dire au moment où la Curie entre dans son profond sommeil d’été. Ensuite, à la rentrée, la petite section de la CDF en charge de Summorum Pontificum, dont l’apriori est favorable au Vetus Ordo, aura, durant de longs mois, à classer, à étudier, à résumer une masse énorme de réponses en toutes langues (à supposer que 2500 sur les 3100 ordinaires du monde répondent aux 9 questions, il y aura plus de 20.000 réponses à traiter, dont certaines pourront être longues).
Les questions posées aux évêques
De réponses à neuf questions, dans lesquelles on retrouve certaines de celles qui sont posées aux évêques sur la forme extraordinaire du rite romain lors des visites ad limina. Elles visent à savoir deux choses :
- quel est l’état des lieux à ce sujet dans le diocèse ?
- quels sont les sentiments de l’évêque sur Summorum Pontificum ?
Le ou les rédacteurs se veulent objectifs, et sont manifestement bienveillants vis-à-vis de la liturgie traditionnelle, comme l’indique la question 5 (« Vous semble-t-il que dans votre diocèse, la forme ordinaire a adopté des éléments de la forme extraordinaire ? »), qui évoque ce fait souvent relevé : la célébration de la forme extraordinaire induit les prêtres diocésains l’utilisant à mieux célébrer la forme ordinaire et à l’« enrichir », bref à pratiquer une certaine « réforme de la réforme ».
La rédaction de la seconde question (« Si la forme extraordinaire y est pratiquée, répond-elle à un véritable besoin pastoral ou est-elle promue par un seul prêtre ? ») est en revanche maladroite et peu compréhensible, ce qui est dommage parce qu’elle touche, sans l’aborder vraiment, au processus fondamental de Summorum Pontificum : certes, rien n’empêche, dans l’esprit et la lettre de Summorum Pontificum que l’initiative relève d’un prêtre, mais les demandes de messes émanent normalement de groupes de fidèles auprès de curés (et non des évêques), lesquels sont libres d’y répondre.
La question 6 (« Pour la célébration de la messe, utilisez-vous le Missel promulgué par le pape Jean XXIII en 1962 ? ») évoque vraisemblablement le fait qu’en certains lieux est utilisé un missel un peu hybride, qui s’inspire des rubriques dites de 1965, contrairement à la lettre de Summorum Pontificum.
Voici le questionnaire :
1- Quelle est la situation dans votre diocèse en ce qui concerne la forme extraordinaire du rite romain ?
2- Si la forme extraordinaire y est pratiquée, répond-elle à un véritable besoin pastoral ou est-elle promue par un seul prêtre ?
3- Selon vous, quels sont les aspects positifs et négatifs de l’usage de la forme extraordinaire ?
4- Les normes et conditions établies par Summorum Pontificum sont-elles respectées ?
5- Vous semble-t-il que dans votre diocèse, la forme ordinaire a adopté des éléments de la forme extraordinaire ?
6- Pour la célébration de la messe, utilisez-vous le Missel promulgué par le pape Jean XXIII en 1962 ?
7- Outre la célébration de la messe dans la forme extraordinaire, existe-t-il d’autres célébrations (par exemples baptême, confirmation, mariage, pénitence, onction des malades, ordinations, office divin, Triduum pascal, funérailles) selon les livres liturgiques d’avant le Concile Vatican II ?
8- Le motu proprio Summorum Pontificum a-t-il eu une influence sur la vie des séminaires (le séminaire du diocèse) et d’autres maisons de formation ?
9- Treize ans après le motu proprio Summorum Pontificum, quel est votre avis sur la forme extraordinaire du rite romain ?
La liturgie traditionnelle n’a pas besoin de permission pour exister
Quand on évoque ces questions d’autorisations romaines pour célébrer la liturgie traditionnelle, il est toujours important de ne pas se prendre au jeu du « c’est permis, ça pourrait ne plus l’être », en pensant que son existence dépend de ces permissions. De fait, la messe tridentine avait été interdite par la réforme de Paul VI. Malgré cette interdiction, grâce à des fidèles, des prêtres, deux évêques, elle a vécu et s’est développée au point que la Rome conciliaire « modérée », spécialement représentée par le cardinal Ratzinger, plus tard Benoît XVI, lui a reconnu, par étape, en 1984, 1988, 2007, sa légitimité. C’est donc parce que ses utilisateurs étaient convaincus, au nom du sens de la foi, que la liturgie traditionnelle était légitime que les autorités de l’après-Concile l’ont à la fin reconnue comme légitime.
Bien sûr, ces textes successifs lui ont permis de se développer encore plus, notamment Summorum Pontificum, qui fit passer l’usage du missel tridentin d’un statut mal défini de privilège à celui de droit. Dès lors, en dix années, jusqu’en 2017, Paix liturgique l’a établi dans le détail, le nombre des lieux de culte traditionnels « autorisés » a doublé dans le monde : aux Etats-Unis, 530 lieux de culte traditionnels en 2019, contre environ 230 en 2007 ; en Allemagne 153 contre 54 ; en Pologne, 45 contre 5 ; en Angleterre et au Pays de Galles 147 lieux de culte de forme extraordinaire en 2017 contre 26 en 2007 ; en France, 104 lieux de culte traditionnel en 2007, 235 en 2019, auxquels s’ajoutent plus de 200 lieux de culte de la Fraternité Saint-Pie-X (source notre Lettre n.601, 16 juillet 2017 + données plus récentes).
Grâce soit rendue pour ce libre développement à Benoît XVI, mais grâce soit rendue pour ce qui l’a précédé et l’a rendu possible à la foule de fidèles « résistants », à la cohorte de prêtres traditionnels, à Mgr Lefebvre, à Mgr de Castro Mayer. Ce monde, pour ne parler que de la France, mais on pourrait aussi évoquer sa place aux Etats-Unis, avec 1% des lieux de cultes, des fidèles d’un âge moyen nettement plus bas que la moyenne, « produit » chaque année entre 15 à 20 % des ordinations de prêtres assimilables à des prêtres diocésains. A quoi il faut ajouter les communautés religieuses d’hommes et de femmes spécifiées par cette liturgie et un maillage d’écoles hors contrat, dont les aumôneries sont assurées par des prêtres célébrant la messe traditionnelle. Quant à ses possibilités futures d’extension, elles peuvent être évaluées par une série de sondages commandés par Paix liturgique entre 2006 et 2016 (onze sondages pour l’histoire, Les Dossiers d’Oremus – Paix liturgique, 2018).
Si donc les réponses des évêques du monde au questionnaire de la CDF sont honnêtes, elles confirmeront – et pour dire vrai, le seul fait que cette enquête ait été lancée le confirme – un fait massif : cinquante ans après la réforme liturgique, le culte traditionnel, certes minoritaire, fait partie du paysage. Il coexiste avec le rite nouveau avec une étonnante vitalité. Avec une irréductible vitalité.